Réflexions sur les entretiens croisés entre Luc Chatel et Jean-Pierre Chevènement, sous la direction de Nicolas Beytout[1].
Rien n’est plus différent que le parcours de Luc Chatel et celui de Jean-Pierre Chevènement. Alors que ce dernier, fils d’instituteur et enfant de l’école publique, a suivi la formation des hauts fonctionnaires de l’Etat et s’est toujours revendiqué d’un républicanisme strict, Luc Chatel a étudié quant à lui dans une école privée et a longtemps travaillé dans le monde de l’entreprise.
Seules les fonctions gouvernementales qu’ils ont occupées rapprochent les deux hommes : ils ont été tous deux ministre de l’industrie, et Jean-Pierre Chevènement a été ministre de l’Education Nationale de 1984 à 1986, poste auquel officie aujourd’hui Luc Chatel.
Nicolas Beytout, qui pilote les entretiens, note dès la préface que : « L’école concentre sur elle-même et sur tous ceux qui la font l’essentiel des questions de gouvernement. […] elle est le point focal de la plupart des problèmes liés à l’évolution de notre pays… »
[2] D’où l’importance que requiert l’analyse de ce ministère.
I. Le fonctionnement administratif de l’Education Nationale : la nécessité d’un ministre de caractère.
Le politicologue Philippe Bezes, spécialiste français des réformes gouvernementales, constatait que la réussite ou l’échec des réformes sont intimement liés à la personne qui les défend
[3]. Il faut en effet de la force, de l’opiniâtreté et du charisme pour piloter efficacement cette machine administrative qualifiée de « mammouth », qui tend facilement à l’inertie et dans laquelle évoluent 1,1 millions de fonctionnaires
[4].
Le passage de Chevènement à la tête de ce ministère fut couronné par un nombre conséquent de réformes (fait rare à ce poste) dont l’examen du brevet des collèges, l’élargissement de la voie professionnelle et le rétablissement de l’instruction civique qui avait été supprimée en 1969. Sophie Coignard qualifie son passage au ministère de « musclé » et il déclarait d’ailleurs que:
« tout est question de volonté politique, les solutions existent, il suffit d’avoir le courage de les mettre en œuvre ».
[5]
Le courage politique, Luc Chatel en a une vision quelque peu différente. Ainsi déclare-t-il : « Quand on réfléchit à un retour à la semaine de 4 jours et demi, les conseils généraux, en charge des transports scolaires, nous disent : on n’est pas d’accord pour payer plus…le milieu sportif y est également opposé […] et la Culture nous dit pareil. »
[6]
A Jean-Pierre Chevènement de répondre : « il faut savoir où est l’intérêt général ! Or l’intérêt général c’est clairement que les enfants fassent de bonnes études ».
Luc Chatel nous montre ici le vrai visage de l’UMP, et plus largement le vrai visage des hommes politiques français contemporains dont le quotidien est œuvre d’abandon et de résignation.
Le ministre doit pourtant faire preuve de courage pour réussir à s’imposer face à sa propre administration car il existe au sein de l’Education Nationale des organes jouissant d’une autonomie assez vaste pour leur permettre de s’opposer à la volonté ministérielle. Prenons l’exemple des inspecteurs généraux : Luc Chatel leur reconnaît timidement une certaine tendance à l’inertie
[7] et à la mauvaise volonté, mais c’est beaucoup plus que cela. Ainsi lorsque Gilles de Robien tenta de supprimer l’apprentissage de la lecture par la méthode globale, l’inspecteur général Pierre Frackowiack déclarait dans une interview : « le discours médiatique d’un ministre ne vaut pas le programme officiel »
[8]. C’est sur l’insistance de l’Inspection générale que la méthode globale continue d’être appliquée en dépit des ministres successifs qui tentent de s’y opposer.
Malgré les beaux discours et la volonté affichée de vouloir faire évoluer « le mammouth », aucune tentative de réforme notable n’est à mettre au crédit de Luc Chatel.
Nicolas Dupont-Aignan a raison de parler de «
l’inertie des pouvoirs publics »
[9] dont l’Education Nationale est certainement l’un des meilleurs exemples.
Nous avons vu les approches que les deux hommes avaient de la fonction ministérielle, mais qu’en est-il de la question de l’éducation et de l’enseignement ?
II. Deux conceptions : l’école de la République et l’enseignement individuel.
Jean-Pierre Chevènement défend avec force le discours qu’on lui connaît, arguant la nécessité d’une école aux valeurs républicaines, c'est-à-dire une école symbole de la République capable de former les élèves à un futur métier mais aussi capable de leur enseigner les responsabilités et les devoirs des citoyens qu’ils deviendront. C’est pour cela, au même titre que Nicolas Dupont-Aignan, qu’il affirme la nécessité d’enseigner les matières fondamentales que sont le français, les mathématiques et l’histoire. Chevènement milite aussi pour l’enseignement de l’instruction civique, associée de manière inéluctable au patriotisme, On n’aime pas la République si l’on n’aime pas la France, et l’on n’aime pas la France si l’on ne la connaît pas, sous-entend-il.
Toutefois, cela ne peut fonctionner que si les instituteurs reçoivent une formation adéquate. Hannah Arendt écrivait qu’
« on enseigne bien que ce l’en quoi l’on croit ». Ainsi Chevènement invite à une réforme des enseignements dispensés dans les IUFM, instituts de formation des enseignants devenus le vivier des valeurs pédagogistes dont l’institutionnalisation est qualifiée par Sophie Coignard de « pacte immoral ». Le pédagogisme et la culture de « l’enfant-roi » sont en inadéquation avec l’apprentissage des valeurs républicaines : devenir un citoyen nécessite des efforts de la part des élèves et des instituteurs. Blais, Gauchet et Ottavi notent d’ailleurs dans les « conditions de l’éducation » que
l’apprentissage ne va jamais sans effort.
[10]
Ces mêmes auteurs écrivent aussi que
« l’autorité à l’école est nécessaire ». L’élitisme républicain exige une ferme hiérarchie entre les instituteurs et les élèves.
Nicolas Dupont-Aignan propose d’ailleurs de redonner aux instituteurs le pouvoir de sanction[11]. C’est une exigence éducative mais c’est aussi une exigence sociale : à l’heure où l’insécurité ne cesse d’augmenter dans les collèges et les lycées, comment un enfant pourrait-il bien se comporter si on ne lui apprend pas ce qu’est l’autorité et si on ne lui transmet pas les valeurs essentielles que sont la politesse et le respect.
Le faible niveau actuel de nos élèves aux enquêtes internationales concernant l’éducation démontre clairement que ce pédagogisme a fait des dégâts considérables dans l’enseignement, et cela continue !
Par contre, Luc Chatel, ne partage pas cette approche républicaine de l’école. Former des citoyens et faire de l’école un pilier de la société n’est pas selon lui la priorité autour de laquelle doivent se centrer les réformes de l’Education Nationale. Au contraire, il considère que c’est à l’école de s’adapter à la société et à chaque élève.
Entendons nous bien, on ne peut aujourd’hui enseigner comme on enseignait il y a un siècle, ni par les méthodes ni par les matières. L’école doit constamment évoluer mais l’axe fondamental doit demeurer : former à la vie professionnelle et transmettre les valeurs de la République. C’est ainsi que sera préservée la cohésion nationale.
Luc Chatel avance que sa grande ambition est de créer un mode d’enseignement individualisé pour chaque élève.
[12] La transmission des valeurs communes est ainsi éludée au nom de l’individualisme et de l’intérêt personnel.
Ce projet est difficilement réalisable compte tenu du nombre trop important d’élèves. Plus important encore, ce projet est une nuisance sociale évidente : en plus d’accélérer le processus d’individualisation de la société, cela entrainera une augmentation certaine des inégalités scolaires car la capacité des lycées à individualiser leurs programmes dépendra inévitablement de leurs moyens, moyens qui ne sont pas également répartis.
Laurent Pinsolle écrit
[13] :
« l’inégalité scolaire est un critère fondamental de la réussite d’un système. Quand l’école oublie ses élèves en difficulté, c’est tout le système scolaire qui en pâtit. C’est une double nuisance à la cohésion nationale. »
Clément VINCENT
[1] Luc Chatel, Jean-Pierre Chevènement, entretiens croisés dirigés par Nicolas Beytout,
Le monde qu’on leur prépare, école, économie, Etat, Plon, 2011, 237 p.
[3] Philippe Bezes,
Réinventer l’Etat, les réformes de l’administration Française (1962-2008), PUF, Paris, 2009.
[4] Déclaration d’Eric Woerth en 2007 : « […] environ 1,1 million de fonctionnaires dont 850.000 enseignants. »
[5] Sophie Coignard,
Le pacte immoral, Albin Michel, 2011, p 102.
[8] Interview accordée à
La voix du Nord le 12 Octobre 2006.
[9] http://webcache.googleusercontent.com/search?hl=fr&rls=com.microsoft%3A*%3AIE-SearchBox&rlz=1I7GGLL_fr&gs_sm=e&gs_upl=55083l55988l0l56877l7l6l0l0l0l0l0l0ll0l0&q=cache:RmWkKasOlM8J:http://blog.nicolasdupontaignan.fr/post/P%C3%A9ages-autoroutiers-%3A-assez-du-racket-!+nicolas+dupont+aignan+manque+courage+volont%C3%A9+inertie&ct=clnk
[10] Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi,
Conditions de l’éducation, Pluriel, 2010.
[11] http://blog.nicolasdupontaignan.fr/post/Pour-l-%C3%A9cole-de-la-R%C3%A9publique